Chapitre 15

 

Le soleil était pâle mais faisait tout de même briller les blocs de glace du château érigé en face du Parlement lorsque Bruno Desrosiers le visita avec Maxime.

— C’est beau. C’est plus petit que je pensais.

— Après, on mangera des mets chinois ?

— Si tu veux, marmonna Maxime.

Ce qu’il voulait, c’était oublier. Oublier Pascal, oublier le regard consterné de Biscuit, oublier Ben et Betty. Tout le monde, toute l’école. Il aurait dû rester dans Saint-Roch, ne jamais déménager. Il n’avait pas d’ennuis dans son ancien quartier. Graham ne lui avait fait aucun reproche, mais il regrettait de ne pas lui avoir tout raconté plus tôt. Et il n’était pas le seul. Grégoire était passé en coup de vent dans l’après-midi. Il n’avait que dix minutes devant lui. C’était la Saint-Valentin. Il devait travailler au restaurant, le soir, mais il devait prévenir Maud Graham qu’il avait reconnu Armand Marsolais à la télévision.

— C’est un de mes collègues. C’est sa femme qui a été tuée.

— Je l’ai reconnu parce que je l’ai aperçu avec toi. Et avec Betty, il y a quelques semaines.

Maxime s’était exclamé : c’était avec le mari de Judith que Betty était sortie ?

— Betty ? avait répété bêtement Maud Graham.

Maxime et Grégoire lui avaient décrit les brimades auxquelles était soumis Pascal, le changement d’attitude de Betty, la filature de Grégoire.

— Marsolais ? Tu es certain ?

— Sûr et certain.

Maud Graham avait aussitôt appelé Rouaix, puis Bruno Desrosiers. Pouvait-elle lui amener Maxime maintenant ? Elle devait retourner travailler. Il lui avait plutôt suggéré de déposer Maxime place d’Youville où il le rejoindrait pour visiter le château de glace, mais c’est Grégoire qui l’avait reconduit en taxi avant de se rendre au Laurie Raphaël.

— Tu es bien silencieux, Max, fit Bruno Desrosiers. As-tu mal à ta cheville ?

— Non. Papa, est-ce que ça t’est arrivé de…

De quoi ? De se taire trop longtemps ? Maxime poussa un soupir si las, si triste que Bruno Desrosiers l’entoura de ses bras. Maxime éclata en sanglots. Tout était sa faute.

Tandis que Bruno Desrosiers tentait de consoler son fils, Maud Graham avait rejoint Chantal Parent et l’avait priée de trouver l’adresse de Betty Désilets dans le bottin des élèves que lui avait remis le directeur de l’école.

— Je crois que c’est un témoin important. Peux-tu me rejoindre chez les Marsolais-Pagé ? J’irai avec Rouaix. J’ai aussi besoin de l’adresse de Benoit Fréchette. Maxime pense qu’il peut avoir accès à des armes.

Il n’y avait plus de journalistes devant la maison et Graham s’approcha de Rouaix sans encombre.

— Où est Marsolais ?

— Trottier et Tremblay l’ont emmené boire un café à l’extérieur. Pour lui changer un peu les idées.

— Il faut qu’ils le surveillent bien. Je n’adhère pas trop à la théorie du veuf éploré.

— Ce n’est tout de même pas lui qui est responsable de la mort de sa femme. Il était avec nous quand c’est arrivé.

— Oui, mais il connaît très bien une certaine Betty qui est une amie de Pascal, le présumé assassin. On additionne les coïncidences. Une maîtresse à Montréal, une femme très riche, même si elle ne dépensait pas son argent. Ton copain Boudreault a insinué qu’il y avait des millions de dollars. Je dois voir Fecteau. Où Marsolais couche-t-il ce soir ?

— Je ne sais pas. Le patron nous a priés de nous en occuper, de bien l’entourer.

— Propose-toi. Personne ne doit se douter qu’on est au courant de ses relations extraconjugales. À part Chantal. On aura besoin d’elle.

— Tu es certaine que Grégoire ne s’est pas trompé ?

— Certaine. Il est très physionomiste, habitué à observer les gens.

— Il ne l’a pas vu de très près.

— Marsolais nous ment depuis longtemps. J’ai hâte de rencontrer cette Betty. Mets la sirène jusqu’au CHUL, on l’arrêtera après. J’aurais dû téléphoner pour m’assurer de sa présence, mais je veux la surprendre.

Maud Graham détachait le col de son manteau en sonnant chez Betty Désilets. Après quelques minutes d’attente, elle fit le tour de la maison qui, bien qu’éclairée, lui paraissait déserte. Elle aurait voulu entrer, mais elle ne pouvait malheureusement pas pénétrer chez les Désilets sans mandat. Encore moins forcer la porte comme elle en avait envie.

Chantal Parent, qui venait de se garer derrière la voiture de Maud Graham, suggéra d’appeler la titulaire de Betty Désilets. Anne Gendron répondit à la première sonnerie du téléphone, elle attendait les appels de ses collègues. Ou du directeur. Ou des parents de ses élèves. Elle les invita chez elle ; elle voulait comprendre ce qui était arrivé.

— Il faut lui mentionner la lettre de Pascal et préciser qu’il y nommait Betty. Cela expliquera pourquoi on s’intéresse à elle.

— Mais vous avez une autre raison, déclara Chantal.

André Rouaix révéla les liens de Marsolais avec l’adolescente.

— Avec une gamine ? s’étonna Chantal. Il est fou !

— Peut-être qu’Anne Gendron pourra nous éclairer un peu…

Ils restèrent une heure avec l’enseignante qui leur traça un portrait inquiétant de Betty Désilets.

— Une fille brillante, qui se croit tout permis. On ne lui a jamais dit non. Elle s’imagine que le monde est soumis à ses caprices. J’ai peur qu’elle soit violente, mais je n’ai aucune preuve de ce que j’avance. Simplement une manière qu’elle a de toiser les autres élèves comme si elle voulait les rayer de la planète. Elle est très méprisante. J’ai l’impression qu’elle prend du plaisir à réussir en classe pour nous narguer, pour qu’on n’ait rien à lui reprocher. Sa seule faille, c’est le beau Benoit Fréchette, la coqueluche de toutes les filles. Il l’a laissée tomber pour Cynthia qui, elle, est plutôt mignonne. Betty l’a mal digéré, même si je n’ai pas été témoin de ses réactions.

— Et qui sont ses amies maintenant ?

— Elle a changé depuis Noël. Elle est très solitaire, se réfugie à la bibliothèque. Je l’ai vue avec le petit Pascal, mais je n’ai jamais cru qu’ils pouvaient être copains. Elle est plutôt du genre à rire de lui. C’est curieux qu’il ait fait allusion à elle dans sa lettre de…

— Elle n’est pas à la maison. Où peut-elle être ? On doit s’entretenir avec elle. Et prévenir ses parents.

— Sa mère est absente, elle vit en Floride durant l’hiver. J’espère que vous joindrez le père plus facilement que moi. Il retourne mes appels avec beaucoup de retard.

— Car vous avez essayé de lui parler de Betty ?

— À cause de sa dispute avec Judith qui l’avait surprise à se rouler un joint dans la cour.

— Y a-t-il beaucoup de drogue à l’école ?

— Je suis lucide, il y en a partout. Mais on n’a pas de gros problèmes.

— Et des armes ?

Anne Gendron eut un geste de déni. On ne vivait pas au far west !

— Maxime m’a parlé de Benoit Fréchette, un petit chef de clan.

— Il fait ses coups en douce. Et je parie que toutes les filles sont prêtes à le protéger.

— Betty devait le détester de l’avoir plaquée ?

— Évidemment.

— Et Judith ? Elle la haïssait aussi ?

— On trouve rarement grâce aux yeux des adolescents. Comment va M. Marsolais ? Il était venu si gentiment rencontrer les élèves, il était si patient avec eux.

— Il est très choqué.

— Nous tous également. L’école sera fermée lundi. Quand auront lieu les funérailles ?

— Ce n’est pas pour cette semaine.

— Judith n’a ni parents, ni frères, ni sœurs, mais tous les enseignants assisteront à l’enterrement.

— Vous l’aimiez bien ?

Anne Gendron étouffa un sanglot. Judith était un peu rigide, mais si on savait comment l’aborder, elle pouvait être charmante.

— Son pauvre mari… C’est un homme attentionné, délicat. Ils formaient un beau couple.

Maud Graham sourit à Anne Gendron. Comment pouvait-elle penser que Judith Pagé et Armand Marsolais étaient bien assortis ?

— Parce qu’elle n’avait que la version de Judith, dit Chantal en se dirigeant vers sa voiture.

Le téléphone de Rouaix sonna. Il échangea quelques paroles, raccrocha : les pistes trouvées provenaient de bottes d’hiver de femme. Des huit.

Est-ce que Betty chaussait du huit ? Était-elle vraiment amie avec Pascal ? Au point de l’accompagner chez Judith Pagé ?

— Cette fille n’a pas l’air commode, marmonna Rouaix. Que voulait-elle à Marsolais ?

— On n’a qu’à l’interroger, suggéra Graham. Est-ce que Trottier ramenait Marsolais chez lui ou au bureau ?

— Il attend notre appel pour se décider.

— Je vous retrouve chez Marsolais, promit Chantal Parent.

 

*    *    *

 

Combien de café avait-il bu durant la journée ? Armand Marsolais regardait Graham et Rouaix qui s’extirpaient de la voiture de la détective. Elle se garait aussi mal que Judith. Il devait cesser de boire du café, ses mains tremblaient. Il aurait eu bien besoin d’alcool pour se calmer, mais il devait garder les idées claires pour élaborer une stratégie qui lui permettrait d’échapper quelques heures à ses collègues. Il n’avait pas encore réussi à joindre Nadine. Où était-elle ? Avec qui célébrait-elle la Saint-Valentin ?

Le jour s’était évanoui sans qu’il s’en aperçoive. Depuis combien d’heures parlait-il pour ne rien dire ? Il avait réussi à rappeler Betty et à la persuader de demeurer au chalet. Il lui avait répété vingt fois qu’il l’aimait, qu’il avait si hâte de la retrouver, que l’avenir leur appartenait. Elle avait répondu qu’elle se coucherait dans leur lit en rêvant à lui.

Il était toujours à la fenêtre lorsqu’il entendit Chantal qui lui bredouillait les mêmes mots de réconfort que tous ses collègues. Elle semblait navrée et il se laissa étreindre quelques secondes. Leurs regards se croisèrent. Les yeux de la jeune détective étaient humides.

— Écoute, on a peut-être une piste.

— Une piste ? Une piste pour quoi ? Graham m’a expliqué que c’est un enfant qui a… que le coupable est dans le coma à l’hôpital.

— Ce n’est pas si simple, dit Rouaix. Est-ce que le nom de Betty Désilets t’est familier ?

Armand Marsolais se félicita d’avoir une tasse de café dans les mains pour dissimuler leur tremblement. Qui leur avait parlé si vite de Betty ? Que savaient-ils ?

— Betty Désilets ? Oui, c’est une pauvre fille.

Il récita le discours qu’il avait préparé depuis des jours. Il était allé parler d’intimidation à l’école. Elle l’avait rappelé quelques jours plus tard, affirmant qu’elle avait besoin de conseils. Il l’avait sentie très anxieuse, s’était souvenu que le directeur lui avait fait part d’un problème de drogue à l’école. Il avait accepté de la rencontrer dans un café de Place Sainte-Foy. Et l’avait regretté. Elle était envahissante, lui téléphonait fréquemment et avait même réussi à l’alarmer en prétendant qu’on s’était introduit chez elle en son absence et celle de ses parents, qu’elle avait peur. Il s’était déplacé jusqu’au chemin Saint-Louis pour la rassurer. Et constater qu’elle l’avait mené en bateau.

— Elle t’a refait le coup pour que tu y retournes ?

— Une fois suffit ! Elle est hystérique. Je serais ridicule de dire qu’elle me harcèle, mais elle est collante.

— Tu ne nous en as jamais parlé.

— C’est juste une gamine. Qui aime la dope.

— La dope ?

— Judith l’a surprise à fumer dans la cour. J’ai essayé d’en savoir plus, mais Betty a nié, elle ne stoole pas. Est-ce que j’aurais dû l’emmener au poste ? Qu’est-ce qu’elle a à voir avec Pascal Dumont ? Je ne comprends pas ce…

— Il est possible qu’elle soit venue ici avec lui, déclara Maud Graham. Elle a disparu. Elle n’était pas à l’école, aujourd’hui. Ni chez elle.

— Et si elle était partie pour la fin de semaine en Floride ?

— En Floride ?

— Elle s’est vantée devant moi : ses parents ont une maison là-bas. Ils sont très riches. Leur demeure, sur le chemin Saint-Louis, est trois fois grande comme ici. Ils peuvent payer un billet d’avion pour un week-end s’ils ont envie d’embrasser leur fille. Je ne voudrais pas élever un enfant de cette…

Il se tut, Chantal lui toucha le bras, compatissante. Il fut apaisé par cette réaction ; il se contrôlait mieux qu’il ne le craignait. Il saurait encore faire face aux longues heures de discussion. Et il saurait calmer de nouveau Betty, la persuader de faire preuve de patience. Il comptait se rendre à Fossambault durant la parade de la haute ville, lorsque tous les effectifs policiers seraient monopolisés par cet événement. Il dirait à ses collègues qu’il avalerait un somnifère pour être certain de dormir tranquille, puis il s’éclipserait quelques heures. Si on ne l’empêchait pas de circuler librement. Mais pour le moment, il ressentait de la sympathie et non de la méfiance de la part de ses collègues.

— Où veux-tu manger ? l’interrogea Chantal.

— Manger ?

Il sentait la vibration de son téléphone cellulaire. Était-ce Betty qui paniquait ? Qui voulait tout gâcher ?

— Je… je ne sais même pas si j’ai faim. Je vais boire un verre d’eau, ça m’éclaircira les esprits.

Il s’éloigna vers la cuisine, sortit son téléphone, le colla à son oreille. Reconnut la voix de Nadine, chaude, sensuelle, une caresse, un bonheur après son épouvantable journée.

— Devine où je suis ?

Il ne devinait pas. Il avait pensé à elle toute la journée dans le lit d’inconnus, dans des restos branchés avec des hommes jeunes, riches et beaux. Il ne réussit qu’à lui jurer qu’ils fêteraient la prochaine Saint-Valentin ensemble.

— Celle-ci aussi. Dès ce soir, mon amour. Écoute bien…

Il entendit un cliquetis au bout de la ligne.

— Devine ce que c’est ?

— Je suis… je…

— C’est mon trousseau de clés. Et dans ce trousseau, il y a la clé du chalet. Et dans trois secondes, je l’introduirai dans la serrure.

— Quoi ?

— Je suis à Fossambault, mon amour. Bonne Saint-Valentin. Tu es surpris, hein ?

— Nadine ! Non…

— Eh, Marsolais ? s’écria Maud Graham en entrant dans la cuisine. Es-tu correct ? Tu es blême tout à coup. Assieds-toi.

Elle avait remarqué qu’il avait fermé son cellulaire dès qu’elle s’était approchée. Qui l’avait appelé ? Betty ? Pourquoi ?

— J’ai bu trop de café. J’ai mal au cœur.

— Tu n’as rien mangé de la journée. Tu ne dois pas rester ici plus longtemps. Tu iras chez Rouaix, ce soir. C’est arrangé avec Fecteau.

— Chez Rouaix ?

— On ne peut pas te laisser seul dans cet état.

— Mais c’est ça que je voudrais, être tranquille.

— Tu te reposeras chez Rouaix. Tu ne veux pas rencontrer un médecin ?

Il ne répondit pas, abasourdi par le coup de fil de Nadine. Il devait la rappeler.

— Je… j’ai mal au cœur. Excuse-moi.

Il se leva, courut vers les toilettes, actionna les robinets, la chasse d’eau et composa le numéro de téléphone de Nadine. Aucune réponse. Il n’osait imaginer la rencontre entre elle et Betty. Il eut une véritable nausée en se rappelant combien l’adolescente était violente. Et si elle s’en prenait à Nadine ?

Quand il quitta les cabinets de toilette, les sueurs qui coulaient sur son front inquiétèrent Rouaix.

— Il faut que tu te reposes, mon vieux. On sera chez moi dans dix minutes… Ma femme est partie chez sa sœur, mais je suis capable de te faire chauffer une soupe. Ou autre chose.

Il fit signe à Chantal Parent d’accompagner Marsolais dans la chambre du haut chercher quelques affaires.

— Tu es parfait, chuchota Maud Graham dès que Marsolais fut monté à l’étage. Plein de sollicitude. Tu es meilleur que moi. Je suis arrivée à temps pour le voir ranger son cellulaire. Il avait l’air paniqué.

— Il ne semblait pas si inquiet lorsqu’on lui a parlé de Betty. Et ce qu’il nous a raconté est plausible.

— Plausible, oui, mais vrai ? Grégoire m’a affirmé que Marsolais souriait à Betty comme si elle était la huitième merveille du monde. Ce n’est pas l’attitude d’un homme exaspéré par une gamine trop collante.

— Je tenterai d’en apprendre plus ce soir. Entre hommes…

— Essaie de le surveiller et sache que Trottier ne sera pas loin. Il montera la garde jusqu’à quatre heures, cette nuit. Ensuite, je prends la relève. Ou Chantal. Je m’occupe de tout régler avec Fecteau.

— Tu seras crevée.

— Oui. Ce soir, je rencontre les élèves de la classe de Betty. J’ai l’impression d’être dédoublée tellement la journée a été longue. Tout tourne comme un kaléidoscope, mais aucune image n’a de sens.

— Fais une pause. Il est passé dix-huit heures trente.

— Dix-huit heures trente ! Mon Dieu ! J’ai oublié Alain ! Je devais aller le chercher à la gare !

— Dépêche-toi !

— Mais la voiture… La tienne est…

— Je m’arrange avec Parent. Et laisse tomber la surveillance, demain matin. Je me lèverai tôt. Tu ne seras pas couchée avant des heures…

Elle remercia Rouaix d’un sourire, puis courut vers sa voiture.

Alain l’attendait à la gare avec un bouquet de roses. Elles dissimulaient presque totalement son visage, explosaient de couleurs vives dans un décor si plat. Le vent soulevait les pans du manteau d’Alain : pourquoi n’était-il pas resté à l’intérieur ?

Elle faillit se mettre à pleurer en se serrant contre Alain Gagnon. Elle avait tout oublié, n’avait rien prévu pour lui, ni pour la soirée.

— Je suis nulle.

— Tu as eu une grosse journée. J’ai entendu les nouvelles à la radio. C’est vrai ? Un enseignant a été tué ?

— Judith Pagé. Et c’est Pascal qui semble avoir tiré sur elle.

— Pascal ? Celui qui… Comment réagit notre Maxime ?

— Il se sent coupable. Il savait que Pascal n’allait pas très bien.

— Raconte-moi…

— On mettra les fleurs dans l’eau à la maison. J’ai des quiches congelées faites par Grégoire.

— C’est merveilleux.

— Non, il faut que je bosse toute la soirée…

— Je t’accompagne, d’accord ?

Elle acquiesça avant de se blottir contre l’épaule de son amoureux. Le papier qui emballait les fleurs lui chatouilla le front. Il chuchota à son oreille qu’il lui apportait les meilleurs chocolats du Québec, dans la boîte vermillon.

 

*    *    *

 

Il faisait nuit quand Betty arriva enfin à Sainte-Foy. Combien de temps avait-elle mis pour gagner Québec ? Elle était folle de rage et de chagrin. Elle avait dû faire de l’auto-stop dans un froid sibérien pour revenir du chalet. Elle avait cru qu’elle n’aurait qu’à lever le pouce pour qu’un automobiliste s’arrête, mais c’était vendredi, les gens rentraient chez eux et non l’inverse. Pourquoi n’avait-elle pas retiré plus d’argent liquide la veille au distributeur ?

Pourquoi avait-elle cru les boniments d’Armand Marsolais ?

Elle n’oublierait jamais sa surprise lorsque la grande blonde était entrée dans le chalet. Elle avait entendu la clé tourner dans la serrure, s’était préparée à se jeter au cou d’Armand et c’était cette femme qui était entrée. Qui avait paru choquée de la trouver là.

Pas autant qu’elle. Sûrement pas autant qu’elle.

La blonde l’avait questionnée : où était Armand ? Était-elle une voisine venue réchauffer la maison ? Betty l’avait interrogée à son tour. La femme s’était étirée, avait souri de sa grande bouche à la Julia Roberts et avait roucoulé qu’elle était la surprise de la Saint-Valentin.

— J’ai essayé de parler à Armand à l’instant, avait-elle dit, mais on a été coupés. Tu peux partir. J’ai tout préparé pour lui…

— Vous vous connaissez depuis longtemps ?

— On sort ensemble depuis cet été. Merci de t’être occupée du chauffage.

La blonde la congédiait. Comme une vulgaire domestique. Une sensation de brûlure secoua Betty. Elle avait l’impression qu’on avait jeté un voile rouge sur elle, qu’on la noyait dans une mare de piments, ces petits piments chinois qu’Armand aimait tant, Armand… Elle fixa l’intruse qui affichait un sourire ennuyé, vit ses longues jambes, son visage délicat, son petit nez mutin. Armand embrassait-il ce nez parfait quand il se réveillait à ses côtés ? Non. Non. Non. Betty attrapa un vase sur la commode de la pièce centrale et le lança à la tête de sa rivale qui poussa un cri de stupéfaction.

— Mais…

— Armand m’a suppliée de l’attendre ici. Ce matin ! Il est amoureux de moi. Pas de toi. Tu n’as rien à faire ici.

La blonde éclata de rire en dévisageant Betty, mais elle se figea : comment l’adolescente était-elle entrée au chalet ?

— Il m’a indiqué où était la clé. Ce n’est pas ma première visite ici. Et toi ?

— Moi non plus. Écoute, il doit y avoir un malentendu…

Betty avait soulevé un autre vase et lisait avec plaisir l’effroi sur le beau visage de sa rivale.

— On peut se parler calmement… Tu dois avoir mal compris ce qu’Armand…

Betty projeta le bibelot à quelques pouces de son visage.

— Tu es folle ! Arrête !

Mais elle n’arrêtait pas. Elle attrapait tout ce qu’elle avait sous la main et le lançait vers la blonde qui cherchait à son tour un objet pour se défendre. Elle souleva un chat en porcelaine et l’envoya de toutes ses forces vers cette femme qui avait gâché sa vie en quelques secondes. Et qui s’écroula dans un gémissement.

Betty demeura immobile, méfiante, se préparant à réagir quand l’autre se relèverait. Mais après quelques minutes, elle s’approcha d’elle, la toucha du bout du pied. Sa rivale ne bronchait pas.

Elle devait quitter les lieux. Elle ramassa son sac à dos, mit son manteau et s’apprêtait à sortir quand elle songea qu’il valait mieux couper les lignes téléphoniques. La grande blonde ne pourrait pas appeler à l’aide trop vite. Elle fit le tour des pièces, repéra trois téléphones, sectionna les fils. Puis elle quitta les lieux. Elle s’avança vers la voiture de la blonde ; les clés n’étaient pas dans la voiture. La femme devait les avoir gardées sur elle. Devait-elle retourner au chalet, fouiller les poches du manteau de sa victime pour les récupérer ? Et si elle se réveillait ? Elle tira son opinel de la poche de son blouson et creva les pneus de la voiture. Elle ne résista pas à l’envie de lancer une roche sur le pare-brise, elle aurait voulu faire éclater le visage de sa rivale…

Elle fit de l’auto-stop. Quand elle parvint à destination, elle était gelée, nauséeuse d’avoir fumé un paquet de cigarettes sur le bord de la route, et pourtant affamée. Elle aurait souhaité rentrer chez elle pour se changer, pour se plonger dans un bain chaud, pour boire la bouteille de cognac vsop de son père et tout oublier, mais elle avait prié l’automobiliste qui l’avait ramenée à Sainte-Foy de la déposer en face des centres commerciaux. Il y avait des hôtels à proximité, elle louerait une chambre avec sa carte de crédit et tenterait de réfléchir.

Elle raconta à l’employée de la réception que ses parents la rejoindraient plus tard dans la soirée ; ils assistaient au bal du Bonhomme au château Frontenac. Elle sortit sa carte or et obtint aussitôt les clés de la chambre et du minibar. En entrant dans l’ascenseur, elle grelottait encore et se fit couler un bain dès qu’elle poussa la porte de la chambre. Elle ôta ses vêtements, maudit l’hôtel de ne pas fournir de peignoir, remit son chandail en sortant du bain et se glissa sous les couvertures, les tira par-dessus sa tête. Elle voulait être dans l’obscurité pour mieux réfléchir. Mais le noir lui fit peur. Elle se leva, ouvrit toutes les lumières de la pièce, se dirigea vers le minibar. Une vodka, elle boirait une vodka. Armand disait toujours que ça fouettait les sangs.

Armand. Son nom lui raclait la gorge, l’étouffait, lui embrumait les esprits.

Armand ! Il s’était moqué d’elle.

Elle fouilla dans les poches de son anorak, en tira son téléphone cellulaire et l’appela. Sa cigarette tremblait au bout de ses doigts. Elle la regarda frémir. Elle aurait voulu appuyer le bout incandescent sur le visage d’Armand, lui trouer la peau, ruiner sa beauté. Il ne plairait plus autant. Il ne tromperait plus de pauvres idiotes.

— Tu m’as menti ! J’ai vu ta belle grande blonde au chalet ! Je vais tout raconter. Tu ne t’en tireras pas comme ça !

— Non, ma chérie, c’est une erreur…

— Arrête, avec tes « chérie ». Tu t’es crissé de moi ! C’est à mon tour de m’amuser !

Elle referma le cellulaire sans éprouver le soulagement qu’elle escomptait. Au contraire, son cœur battait encore plus vite. Elle reprit une gorgée de vodka. Puis elle se mit à penser qu’elle s’était peut-être trompée.

Non. Armand la menait en bateau. Il avait peur. Il voulait la manipuler, mais il n’aurait plus jamais de pouvoir sur elle. Ce serait l’inverse.

Elle l’accuserait d’avoir essayé de la pousser à tuer sa femme. Non, elle ne pouvait pas dire ça… Comment expliquerait-elle que Pascal l’ait accompagnée ?

Elle devait réfléchir.RÉFLÉCHIR. Mais elle avait peur de devenir folle si elle pensait trop à Armand. Quoique… elle était déjà folle d’être amoureuse d’un tel type. Pourquoi n’avait-elle rien senti, rien deviné de sa traîtrise ? Elle devait le chasser de son esprit. Lui et la grande blonde.

Elle n’était sûrement pas morte. Elle l’avait seulement assommée. Et si elle voulait porter plainte contre elle ? Non, elle ignorait son nom. Et Armand ne voudrait pas qu’elle se présente au poste de police pour parler d’elle. Et si elle était morte ? Betty eut un étourdissement, s’assit sur un des lits, termina la mignonnette de vodka. Pourquoi serait-elle morte ? Un petit chat en porcelaine ne peut pas tuer quelqu’un. C’est trop léger, trop ridicule. Non, la blonde n’était pas morte. Juste un peu sonnée. Et si elle était morte et qu’on l’arrêtait ? Elle jurerait que la blonde s’était jetée sur elle et qu’elle s’était défendue. Mais personne, à part Armand, ne savait qu’elle était au chalet… Aucun policier ne l’ennuierait au sujet de la blonde.

Elle devait se venger d’Armand. Elle devait réfléchir. Non, dormir puis réfléchir. Non, fumer un joint et réfléchir ensuite. Oui, elle voulait fumer pour se calmer. Un joint. Ou du hasch. Ou n’importe quoi.

Elle hésita, décrocha le combiné, le reposa, le saisit de nouveau et composa le numéro de Benoit Fréchette. Il était le seul qui accepterait de lui faire crédit. Benoit promit d’être à l’hôtel dans l’heure.

Dès qu’on frappa à la porte de sa chambre, Betty se précipita pour ouvrir, trébucha et fut très étonnée de découvrir une femme et un homme au lieu de son ex.

— Qu’est-ce que…

— C’est Cynthia qui nous a appris où tu étais, Betty, fit Maud Graham en entrant dans la chambre tandis qu’Alain Gagnon refermait la porte derrière lui. Je suis heureuse de te trouver enfin. Je te cherche depuis ce matin. Je m’appelle Maud Graham et je suis détective. Tu as de gros ennuis à cause d’Armand Marsolais. Un témoin vous a vus ensemble à la sortie d’un café.

Betty recula jusqu’au lit, tomba à la renverse.

— Vous… vous n’avez pas le droit de…

— On est ici pour t’aider. Pour éviter le pire.

Betty rit, d’un rire hystérique. Le pire ? Elle l’avait déjà vécu ! Sa journée était un cauchemar !

— À cause d’Armand, répéta Maud Graham. C’est de sa faute.

— Comment ça ?

Betty se redressait, se tassait contre les oreillers. Le bruit du percolateur que venait de brancher Alain Gagnon la fit sursauter. Il sourit à Betty.

— Ce ne sera pas le meilleur café de ta vie, mais c’est mieux que rien.

— C’est qui, lui ?

— Alain, un ami. Il est médecin. On a eu très peur pour toi.

— Peur ?

— Tu as disparu durant des heures.

— Je suis assez grande pour m’occuper de moi, crâna Betty.

— C’est mon devoir de te protéger contre des adultes malhonnêtes. Et Armand Marsolais est de ceux-là.

Betty écarquilla les yeux : d’où cette femme tenait-elle tout ça ? Elle n’avait jamais parlé d’Armand. À personne. Sauf à Carole-Anne. Mais elle vivait en France. Qui était cette femme ? Une détective. Pourquoi Ben avait-il dit à Cynthia qu’elle était ici ? Pourquoi Cynthia l’avait-elle rapporté à cette Graham Machin ? Pour l’humilier ?

— Ce n’est pas de vos affaires, grogna Betty. J’ai le droit d’aimer qui je veux.

— Non. Ça ne fonctionne pas aussi simplement. Tu n’es pas la seule dans ton cas.

Quoi ? Il y avait d’autres filles à qui Armand avait menti ?

Betty eut l’impression que le plafond de la chambre descendait vers elle à toute vitesse, qu’il l’écraserait. Elle entendait déjà le fracas du plâtre, des poutres. Assourdissant. Elle se noierait dans ce bruit qui faisait un écho parfait au tumulte qui régnait dans son cerveau. Oui, le plafond la pulvériserait et ce serait une excellente solution à tous ses ennuis. Elle était si lasse. Comme si elle était debout depuis une semaine.

— Tiens, bois ça, fit Maud Graham en apportant une tasse de café.

— Non, je veux dormir, geignit Betty.

— As-tu avalé des pilules ? la pressa Alain Gagnon. Il faut nous le dire.

Il fouillait déjà la pièce, ouvrait le sac à dos malgré les protestations de Betty.

— Crisse, j’ai rien, cria-t-elle. C’est pour ça que j’ai appelé Ben !

— Bois ce café, conseilla Maud Graham en lui tendant la tasse fumante.

— C’est trop chaud.

Le ton de Betty était subitement boudeur. Elle réussissait à être méprisante malgré son anxiété. Anne Gendron avait décrit Betty avec justesse, capricieuse, trop gâtée, insatisfaite d’elle-même, car elle ne connaissait pas l’effort ni l’estime de soi. Elle ne connaissait que ses désirs. Qui n’avaient pas été exaucés en ce beau jour de la Saint-Valentin.

— On recherche Armand, mentit Maud Graham.

— Vous le recherchez ?

— On suppose qu’il a tué sa femme.

Betty blêmit, ferma les yeux. Elle ne comprenait plus rien. C’était Pascal et… Ce n’était pas Armand qui avait tué Judith, mais si cette Graham le croyait, elle ne la contredirait pas. Elle avait pourtant laissé la lettre de suicide du Crapaud. Qu’est-ce que… Fuck ! Tout tournait dans la pièce, le plafond revenait vers elle de nouveau. Vite, plus vite. Elle but une gorgée de café.

— Marsolais a disparu en même temps que toi. C’est pourquoi on était aussi inquiets.

— Comment le savez-vous ?

— Après le meurtre de Judith, on s’est rendus à l’école pour questionner des élèves. C’est logique, non ?

Betty avala une autre gorgée de café.

— Je voudrais rentrer chez nous, déclara-t-elle.

— Bientôt, promit Maud Graham. À l’école, Anne Gendron nous a informés de ton absence. On a posé des questions à tes amis.

— Je n’ai pas d’amis.

— Cynthia m’a confié que vous étiez amies avant, que vous vous étiez fâchées. Elle ne t’en veut pas.

— M’en vouloir ? rugit Betty. C’est elle qui m’a piqué Ben ! C’est une maudite menteuse !

— Elle est inquiète pour toi. Elle pleurait.

— Elle pleurait ?

Maud Graham mentait toujours : quand elle avait rencontré Cynthia, trente minutes plus tôt, celle-ci lui avait tout de suite avoué que Betty venait d’appeler Benoit.

— C’est son ex. Elle a l’air perdue. C’est pour ça que j’ai arrêté de me tenir avec elle. Elle est trop bizarre.

Cynthia avait indiqué le nom de l’hôtel d’où Betty avait téléphoné, car elle ne voulait pas que Maud Graham les embête, elle et Benoit, qu’elle s’intéresse à son petit trafic.

— Cynthia pleurait, répéta Graham à Betty. Même si elle ne devinait pas à quel point on avait peur pour toi.

— Peur ?

— Marsolais est dangereux, tu ne comprends pas ça ? Il est introuvable, en fuite. Il est idiot, il s’accuse en disparaissant ainsi. Il n’empochera jamais les millions de Judith.

— Des millions ? s’exclama Betty.

— La femme de Marsolais était très riche. C’est pourquoi il voulait s’en débarrasser. On craignait que tu sois sa victime, qu’il t’ait prise en otage pour se protéger. On ne savait plus quoi penser !

Betty ricana. Il ne pouvait s’en prendre à elle, c’était impossible. C’est lui qui l’avait trompée. C’était lui le responsable de ses malheurs, qui lui avait dit qu’il l’aimait. C’était à elle de l’anéantir !

— On pense qu’il a tué sa femme, ce matin, et que le petit Pascal, qui était allé voir Judith, était à la mauvaise place, au mauvais moment. Il a essayé de se sauver, il s’est fait frapper par une voiture et il est mort.

— Il est mort…

Mort ? Pascal ne pouvait donc plus raconter qu’elle l’avait aidé ? Mais ses empreintes étaient sur le pistolet. Les policiers sauraient bientôt que ce n’était pas Armand qui avait tué Judith. Ils découvriraient l’origine du pistolet.

Elle but le café jusqu’à la dernière goutte. Elle devait gagner du temps.

— As-tu une idée où pourrait se cacher Marsolais ? Il ne t’aurait pas fait de confidences ? Est-ce que tu le voyais souvent ?

Trop peu, et ses visites étaient toujours trop courtes.

— L’autre fille m’a aussi raconté ça. Pauvre toi… Je comprends que tu l’aies trouvé séduisant. C’est un très bel homme. Mais l’habit ne fait pas le moine. Il est pourri.

Un camion de la voirie passa sous les fenêtres de la chambre.

— C’est bruyant ici. Je veux rentrer chez moi.

— D’accord, fit Graham en reprenant la tasse de café vide. Alain, va dans la salle de bain pendant que Betty s’habille.

Graham elle-même se tourna pour montrer à Betty qu’elle la respectait. Obtiendrait-elle des informations substantielles ou Betty sombrerait-elle dans le sommeil ? Elle avait trop bu et le café ne réussirait peut-être pas à la tenir éveillée. Cependant, elle leur fournissait une bonne raison d’entrer chez elle, d’en apprendre davantage sur ses relations avec Pascal et Marsolais.

— Tu as de belles bottes, constata Graham avant qu’ils quittent la chambre. Tu chausses combien ?

— Des huit.

— Moi aussi. C’est la pointure la plus commune. On ne peut jamais profiter des soldes.

Maud Graham fut impressionnée par la froideur de la demeure des Désilets, si somptueuse et si peu chaleureuse. Trop silencieuse. Comment étaient les parents de Betty ? Anne Gendron avait dit qu’elle avait joint une travailleuse sociale pour qu’elle enquête sur la situation de Betty. Celle-ci prétendait que son père venait à Québec toutes les semaines, mais sa titulaire en doutait.

— Veux-tu te changer avant qu’on discute ? proposa Maud Graham.

Betty hésita, elle avait hâte que Graham et Gagnon la laissent en paix, mais elle ne supportait plus ses vêtements humides. Et elle jetterait aux poubelles ce chandail qui lui rappellerait trop cette journée horrible. Elle mit un survêtement, enfila ses Nike, s’arrêta en haut de l’escalier, saisie par une terreur absolue. Si Graham et Gagnon partaient, Marsolais pourrait venir la tuer. Elle tremblait en redescendant au rez-de-chaussée. Maud Graham et Alain Gagnon n’étaient plus dans le salon. Où étaient-ils ?

Elle traversa la maison, se dirigea vers la cuisine, entendit leurs voix qui montaient du sous-sol. Que cherchaient-ils ? Croyaient-ils qu’elle cachait Armand alors qu’il l’avait humiliée ? Quels imbéciles ! Ils reparurent tandis qu’elle luttait contre l’envie de fermer la porte du sous-sol, de la verrouiller et de jeter la clé dans la neige. Ensuite, elle aurait mis la musique au plus fort et les aurait oubliés.

— Qu’y a-t-il dans la grande armoire de chêne, Betty ?

— La collection d’armes de mon père. Armand l’a trouvée belle.

— Marsolais l’a admirée ?

— Il a dit que ça valait très cher. Mon père a assez d’argent pour acheter toutes les collections qu’il veut.

Betty s’appuya sur un des tabourets du bar attenant à la salle à manger, hésita, se décida à charger Armand au maximum. Qu’il soit accusé, condamné pour avoir abusé de sa confiance.

— Armand jurait qu’il m’aimait, comprenez-vous ? Qu’il voulait vivre avec moi. Mais que sa femme le ferait arrêter pour détournement de mineure. Qu’il était malheureux. Je le croyais. Je ne savais pas quoi faire pour l’aider. Puis, ce matin, je me suis rendu compte qu’il manquait le pistolet. Celui qu’on garde dans le secrétaire. Au cas où des voleurs viendraient… J’ai eu peur, j’ai appelé Armand. Je lui ai dit que c’était peut-être Pascal qui l’avait volé.

— Pascal ?

— Je le lui avais montré. Il l’avait pris et avait visé droit devant lui comme s’il voulait tuer quelqu’un. Il m’avait fait peur, il était bizarre. Encore plus que d’habitude.

— Tu le connaissais bien ?

— On était voisins, avant. On avait recommencé à se tenir ensemble.

— Il était plus jeune que toi.

— Il me faisait pitié. Si j’avais su qu’il prendrait l’arme…

Betty s’éloigna du tabouret, ouvrit l’armoire où étaient rangées les bouteilles d’alcool. Ses gestes étaient maladroits, mais il y avait pourtant de l’assurance dans son attitude ; ce n’était pas la première fois qu’elle se servait dans ce bar. Elle souleva une bouteille de cognac.

— VSOP. Mon père prétend que c’est le meilleur. Ça vaut très cher. En voulez-vous ?

Graham refusa, mais Alain Gagnon accepta, obtenant ainsi un sourire de Betty.

— Armand l’aimait beaucoup. On boit à sa santé, OK ?

Elle but une gorgée directement à la bouteille, s’étouffa, eut un haut-le-cœur, blêmit. Maud Graham l’attrapa par le bras et l’emmena vers la cuisine où elle vomit dans l’évier.

Alain Gagnon revint de la salle de bain avec une serviette humide à poser sur le front de Betty.

— Tu as eu trop d’émotions, aujourd’hui.

— C’est sa faute ! gémit-elle. C’est sa faute à lui. Il disait qu’il m’aimait.

— Oui. Tu soutiens que c’est Pascal qui a pris le pistolet ? Pourquoi ?

— Parce qu’il l’avait tenu. Il se prenait pour un king. J’ai eu peur qu’il aille à l’école et qu’il tire sur tout le monde, sur tous ceux qui l’avaient écœuré. Ou sur Judith Pagé. Il la détestait plus que tous les autres. Armand devait s’occuper de Pascal. Il me l’avait promis. Mais j’ai paniqué et je suis allée chez Judith. Je savais où ils habitaient, parce qu’Armand m’avait déjà montré leur maison.

Betty parvenait à croire à son histoire, songeait Maud Graham. Elle ne s’apercevait pas des manques : pourquoi n’avait-elle pas plutôt téléphoné à Judith pour la prévenir d’un danger au lieu de passer chez elle, se mettant ainsi en péril ? Et pourquoi avait-elle pensé que Pascal voudrait tuer Judith chez elle plutôt qu’à l’école ? D’où était née cette formidable intuition ? Betty poursuivait son récit que Graham se gardait bien d’interrompre.

— Je voulais prévenir Judith au cas où Armand se pointerait trop tard ou laisserait Pascal la tuer. Je ne l’aimais pas, mais je ne pouvais pas laisser faire ça. Je paniquais, je ne savais plus quoi penser. La porte était ouverte quand je suis arrivée et Pascal visait Judith. J’ai essayé de l’empêcher de tirer, mais le coup est parti. Et Pascal s’est sauvé par en avant. Et moi par en arrière. J’ai couru pendant… je ne sais pas combien de temps… puis j’ai appelé Armand. C’est là qu’il m’a dit d’aller au chalet.

— Au chalet ?

Le souvenir de la grande blonde s’imprima dans l’esprit de Betty. Elle l’avait oubliée pendant un moment. Peut-être qu’elle n’avait pas vraiment existé ? Son visage lui revenait comme un flash, un gros néon qui s’allumait et s’éteignait sans cesse dans son crâne, qui pressait ses tempes et son front.

— À Fossambault. Il m’avait emmenée là-bas, après Noël. Il m’a dit de l’attendre. Et je l’ai attendu.

Maud échangea un regard avec Alain. Depuis combien de semaines Marsolais manipulait-il Betty ?

— Tu es finalement allée au chalet.

— Oui, j’étais là quand une femme est entrée. J’ai cru que c’était une voleuse. J’ai eu peur, j’ai lancé des vases sur elle et je suis partie en courant. Je me suis perdue dans le bois. Ensuite, j’ai retrouvé mon chemin.

— Pourquoi n’es-tu pas revenue ici plutôt qu’à l’hôtel ?

— Je ne sais plus.

— Où est le chalet, à Fossambault ? Avant la rivière ?

— Après.

Betty décrivit l’endroit.

— C’est le grand confort. Encore mieux qu’à notre chalet. Et il y a de grosses sculptures dehors dans la neige.

Elle fit une pause avant d’ajouter que la magie de Pascal ne valait rien.

— La magie de Pascal ? C’est vrai, tu étais son amie…

Amie ? Devait-elle nier ou non ?

— Il m’avait promis que si j’attachais une boucle de mes cheveux dans un jonc et que je les cachais dans un endroit où il y a de l’eau, mon vœu serait réalisé. J’ai caché une mèche de mes cheveux pour rien dans la salle de bain. J’aurais dû le savoir, Pascal est un loser.

— Tu aurais dû nous appeler quand tu as su qu’il avait pris l’arme.

— Mais Armand est policier…

— Il faut prévenir tes parents. En attendant, tu ne peux pas rester ici.

— Si Marsolais se présente ici ? demanda Alain Gagnon.

— On postera quelqu’un pour surveiller la maison. Et Marsolais ne peut pas entrer si facilement.

— Oui, confessa Betty. Il a la clé de la maison, le code du système d’alarme. Qu’est-ce qu’il a raconté à l’autre fille qu’il a draguée ?

— Qu’il l’aimait. Il manquait d’imagination, il vous racontait toutes la même chose.

— Peut-être qu’il le disait aussi à sa femme, lâcha Betty.

Graham acquiesça, s’étonnant de la complexité de l’adolescente, ayant peine à croire qu’elle n’avait que quinze ans. Elle était d’un égocentrisme monstrueux, mais pourtant capable de réflexions très justes sur les gens et elle avait menti avec un aplomb qui devait s’expliquer par une longue habitude de la dissimulation. Qui avait engendré cette fille ?

Graham avait lu de la haine dans son regard quand elle lui avait annoncé qu’elle irait au centre d’accueil.

Les travailleurs sociaux auraient du boulot avec elle… Graham les prierait cependant de la traiter comme une victime durant les prochaines heures, d’éviter de la contrarier, sauf si elle tentait de quitter les lieux. Betty devait être en confiance, baisser sa garde et finir par raconter ce qui s’était réellement passé avec Pascal.